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Fraz pandye (Phrases creuses)

Point de vue critique sur " Shalom 2004 ", un recueil de discours du président Jean Bertrand Aristide

Par Marie Marsolais [1]

Soumis à AlterPresse le 22 décembre 2003

"Ceux qui nous gouvernent ne sont pas le peupleÂ…. Ils n ont pas de champs qu’ils cultivent eux-même, ils ne connaissent pas la chaleur du macadam à midi sous les pieds nusÂ… Ils vivent sur notre terre, mais ils ne sont pas mariés avec elle, confondus avec elle, soudés à elle pour le meilleur et pour le pireÂ… Et, chaque jour, les véritables enfants de Dessalines sont abattus à quelque Pont RougeÂ… [2]"

Ce livre Shalom 2004 contient les discours du chef d’Etat, Jean Bertrand Aristide, s’échelonnant du 7 février 2001 lors de son investiture au Palais national jusqu’à la commémoration du 199e anniversaire de la Bataille de Vertières le 18 novembre 2002. A travers la presque totalité des discours, on relève une complaisance à tromper le peuple par des phrases creuses. La réalité actuelle se trouve reniée, permettant ainsi de sauver les apparences. En présentant de cette façon le fonctionnement de la société haïtienne, le président veut faire croire aux univers imaginaires qu’il crée au fur et à mesure de ses discours.

"Nous sommes puissamment présents pour faire croître la paix." [3]

"Aujourd’hui, la liberté a mis son manteau bleu et rouge et règne à travers tout le pays" [4]

"Â…tenons la main de nos ancêtres, eux qui aimeraient tant voir la fin rapide de cette crise. Applaudissons d’avance pour saluer la fin de cette crise. S’il s’agissait de moi, s’il s’agissait du peuple haïtien, cela fait longtemps que cette crise aurait pris fin." [5]

Les idées émises tout au long de ces discours, en plus de leur allure alambiquée, révèlent l’ampleur du non-fait, du non-accompli malgré les promesses qui s’ajoutent les unes aux autres. Elles mettent en relief tout le non-fonctionnement de ce pouvoir populiste et de plus en plus anti-populaire. De quelle liberté, de quelle paix parlons-nous quand le droit de manifester est banni, quand des journalistes sont tués, des postes de radio fermés et qu’on veut faire taire toute voix dissidente !

Le pouvoir Lavalas récuse toute responsabilité. La crise haïtienne n’est pas que conjoncturelle elle est avant tout structurelle. L’exercise du pouvoir implique une bonne gouvernance, une lutte contre la corruption, la cessation de l’impunité. Depuis plusieurs années, la situation socio-politique est catastrophique. Comment ne pas voir l’enlisement d’Haïti dans une misère de plus en plus grande sur tous les plans.

L’état de l’éducation en Haïti est une de ces situations catastrophiques. L’Etat ne possède que 20% du parc éducatif tout le reste est administré par le privé. Plus de deux millions d’enfants scolarisables n’ont pas accès à l’école. Pourtant cela n’empêche pas le Président de dire dans l’un de ses discours :

"Notre option est : l’éducation pour tous. D’ici la fin de notre mandat, nous parviendrons à un taux de scolarisation passant de 67% à 90% et un taux d’alphabétisation de 45% à 80%" [6]

Promesses non tenues et impossibles à réaliser d’ici une fin de mandat qui se profile en accéléré.

Pourtant dans leurs discours, des officiels lavalassiens affirment que le gouvernement a construit de 1991 à 2002, 152 lycées, alors que dans tout le pays, de 1804 à nos jours, il n’existe que 148 lycées au total. [7]

L’Etat haïtien n’en n’est pas à sa première campagne d’alphabétisation ni à sa première promesse d’une bonne éducation pour tous. En 2001, la Secrétairerie d’Etat à l’éducation avait pour objectif général l’alphabétisation de deux millions de personnes. [8]

Qu’ont apporté comme changement les Etats généraux de l’éducation lancé en grandes pompes en 1996 ? Le manque d’engagement profond fait de ces promesses une mascarade. On soigne la façade alors que l’édifice s’écroule.

A peine 20% des candidats au bac réussissent. Quel avenir y a-t-il pour la jeunesse haïtienne sans une volonté politique de redressement de la situation ?

2004, c’est dans quelques jours. Quels ont été les efforts entrepris depuis ces discours au peuple haitien ? Les projets énoncés dans les discours ne sont que propagande pour asseoir le prestige présidentiel.

"Shalom 2004" canalise l’arrivée du bicentenaire comme une rédemption légitimant le pouvoir en place. Cette obsession de 2004, autant dans le titre choisi pour ce livre que dans les différents discours, camoufle la situation de chaos dans laquelle est plongée Haïti.

"Fraz pandye", phrases creuses que ces discours présidentiels !

"Nous arriverons fièrement au rendez-vous historique de 2004." [9]

"Nous jurons d’écrire le dernier chapitre du livre de 2004" [10]

"Chez nous, bientôt en 2004, nous célèbrerons le Bicentenaire de notre Indépendance, non à genoux mais debout. Debout à l’ombre de Toussaint Louverture, Dessalines, Martin Luther King et en compagnie de vous tous chers et vrais amis d’Haïti." [11]

"Nos ancêtres ont fait 1804, il nous faut faire 2004" [12]

S’il est vrai que les esclaves haïtiens ont fait la Révolution grâce aux luttes acharnées qu’ils ont menées pour leur dignité et le droit de vivre en hommes libres, le peuple haïtien d’aujourd’hui ploie sous le fardeau de la misère et de l’injustice qui lui est faite.
Le peuple haïtien vit non pas dans un Etat de droit mais dans un Etat d’impunité
Le non-respect des libertés fondamentales, la non-gouvernance, la corruption, le trafic de drogue et l’impunité servent à préserver les privilèges du pouvoir en place. Il n’y a pas de volonté politique à instaurer une véritable démocratie.

"Shalom 2004" détourne l’attention de la réalité, en se limitant aux apparences. "Notre option politique et économique vise d’abord la personne humaineÂ…

De l’Homo habilis à l’homo erectus,

De l’homo sapiens à l’homme haïtien,

Nous suivons là , le fil conducteur

D’une intelligence qui n’a cessé de grandir." [13]

On se complait à profiter abusivement du peuple haïtien et le discours officiel n’est jamais remis en question. On soigne la façade :

"La démocratie a besoin de l’opposition et de Lavalas" [14]

" A Darius qui demandait le partage de l’Asie, Alexandre le Grand répondit :"La terre ne peut tolérer deux soleils !" Amis, chers compatriotes de l’opposition, j’adresse mes vœux de paix en soulignant que la terre d’Haïti ne peut tolérer qu’un soleil démocratique dont nous pouvons être tous des rayons de paix". [15]

Le pluralisme politique n’a pas de place avec le gouvernement Lavalas. On n’a qu’à se rappeler le saccage et l’incendie des locaux des partis politiques d’opposition sans compter les arrestations arbitraires des gens opposés au pouvoir. Jean-Bertrand Aristide contrôle presque toutes les chaînes de télévision et a réussi à faire taire de façon définitive plusieurs journalistes qui ont pris.parole pour dénoncer Lavalas. Et pourtant, on retrouve dans "Shalom 2004 ces paroles du président :

" Nous avons fait serment de donner au peuple haïtien, la sécurité. Nous renouvelons aujourd’hui, ici, ce serment." [16]

Comme nos ancêtres, c’est ce que nous voulons aujourd’hui : Vivre en paix !" [17]

De quelle paix, de quelle sécurité parle-t-on ? Au moment où les masses populaires se mobilisent contre la despotisme du président, dénoncent les tueries et les attaques violentes et demandent le départ d’Aristide, nous ne pouvons ni fermer les yeux, ni ne pas entendre, ni nous taire.

Au travers les discours présidentiels pompeux, "Shalom 2004" révèle l’arbitraire d’une présidence dictatoriale et répressive. La situation haïtienne est grave socialement, économiquement et politiquement. Il faut la dénoncer, et dénoncer ces "phrases pandye" qui ont une odeur d’opium. En toute solidarité.

Marie Marsolais


[1Marie Marsolais fait partie de l’exécutif de la Concertation pour Haïti du Québec ainsi que du CISO (Centre international de Solidarité ouvrière). Depuis presque dix ans, elle a eu l’occasion de realiser plusieurs missions en Haïti.

[2Jacques-Stephen Alexis, les arbres musiciens, Galimard, p.343-344

[3Jean Bertrand Aristide, Shalom 2004, imprimerie Henri deschamps, p.21

[4Ibidem, p.80

[5Ibidem, p.223

[6Ibidem, p.37]

"Tous les efforts devront être entrepris pour qu’en 2004 toutes les sections communales possèdent non seulement une école, un centre d’alphabétisation mais aussi un centre de santé. "[[ Ibidem, p.39

[7Journal Le Nouvelliste août 2003

[8Mission sur l’éducation en Haïti 1998, G.Roy-Doura et M.Marsolais

[9Shalom 2004, p.257

[10Ibidem, p.136

[11Ibidem, p.257

[12Ibidem, p.159

[1314 Ibidem p. 27

[1415 Ibidem p.19

[15Ibidem p.101

[16Ibidem p.88

[17Ibidem p.99