Par Nancy Roc [1]
Soumis à AlterPresse le 6 octobre 2004
Alors que la ville des Gonaïves n’a pas encore fini de compter et d’enterrer ses morts, l’Opération Bagdad est venue secouer la capitale et l’a plongée dans un climat de terreur que beaucoup pensaient révolu. Pourtant, les partisans de l’ex-dictateur avait prévenu qu’ils allaient se mobiliser jusqu’au retour physique de leur leader au pays. A l’occasion du 13ème anniversaire du Coup d’Etat du 30 septembre 1991, ils sont passés à l’action et les trois jours de manifestations violentes se sont soldés par 18 morts, parmi lesquelles 10 policiers, dont certains ont été retrouvés décapités.
Les commerçants, petits et grands, également victimes pendant ces journées de violence, sans oublier les kidnappings qui ont précédé cette dégradation de la situation sociopolitique ; tout cela a créé une véritable psychose au sein du secteur privé et pour cause ! Le Forum organisé le mardi 5 octobre par la Amcham, Chambre de Commerce Américaine en Haïti, et qui avait comme invité d’honneur le Ministre de la Justice, est donc tombé à pic pour que le secteur privé haïtien puisse faire le point avec le Garde des Sceaux de la République sur une situation qui empoisonne la vie de tous les citoyens dans la capitale.
Résumé d’un Forum exceptionnel où les questions ont été posées à brûle-pourpoint tant au Ministre de la Justice qu’au Lieutenant Général A. Heleno Pereira, Commandant des forces de la MINUSTAH, particulièrement contestés ces derniers jours à cause de leur inaction.
Un secteur des affaires ’’ami, mais inquiet et stressé’’
L’insécurité grandissante constitue toujours une question clé pour le secteur des affaires en Haïti puisque tout développement économique d’un pays, dépend essentiellement de l’amélioration des conditions de sécurité pour assurer la croissance des investissements. Le dernier Forum de la Amcham avait pour thème, "Perspectives du Ministère de la Justice sur la situation actuelle en Haïti" et comme invité d’honneur le Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique, Me. Bernard Gousse.
Dans ses propos d’ouverture, après avoir demandé à l’assistance d’observer une minute de recueillement à la mémoire des victimes de Gonaives, le président de la Amcham, Philippe Armand a d’entrée de jeu situé la position du secteur privé par rapport au gouvernement de transition : « Monsieur le Ministre, le Secteur des Affaires qui s’adresse à vous aujourd’hui est un secteur des affaires ami, mais un secteur des affaires inquiet et stressé à bien des points de vue ». Avant d’exprimer les inquiétudes de ce dernier, il a reconnu les progrès effectués dans certains domaines.
Selon Philippe Armand, « notre pays est sorti du temps de l’impunité totale. Le temps est révolu où les criminels de tous ordres pouvaient opérer sans aucun risque. Aujourd’hui, malgré le contexte politique toujours difficile, un message clair est passé : il y a des risques à violer la loi, à quelque couche sociale et quelque soit le secteur auquel vous appartenez ».
Il a également félicité le Ministre pour la mise en place récente de deux institutions importantes : l’UCREF (Unité Centrale de Renseignements Financiers et l’Unité de Lutte Contre la Corruption, inaugurée le 30 Septembre dernier par le Ministère de l’Economie et des Finances, avec l’appui et la participation du Ministère de la Justice. Il a aussi salué les efforts récents des ministères de la Justice et de l’Intérieur pour trouver une solution haïtienne au problème des militaires démobilisés.
Le président de la Amcham a ensuite énuméré les nombreux points qui préoccupent le secteur privé haïtien : les kidnappings, les menaces dont font l’objet un certain nombre d’entreprises et de petits commerçants particulièrement au centre-ville et dans la zone de Delmas 2 et les actes de violence et de banditisme qui continuent de miner notre société. ’’Nous sommes inquiets de l’insécurité rampante qui met en péril le passage de notre pays à la démocratie, (Â…) discrédite le gouvernement intérimaire sur la scène internationale et menace de remettre même en question l’aide multilatérale dont dépend notre économie pour retrouver son équilibre’’, a-t-il souligné.
Tout en reconnaissant les efforts humanitaires de la MINUSTAH, M. Armand a indiqué que le Conseil d’Administration de la Amcham constate une absence certaine de cette mission en matière de sécurité et a exhorté le Gouvernement à obtenir une collaboration plus effective entre la PNH et la MINUSTAH en vue de mettre fin à l’insécurité rampante dans le cadre des termes de l’accord du 4 avril. « Les conditions nécessaires au passage vers la démocratie, seul système pouvant nous garantir une paix sociale durable et un développement économique en profondeur, ne sont guères réunies. En langage vernaculaire : « Nou pa kapab ankò », a-t-il conclu, tout en précisant au ministre que le secteur privé souhaitait apporter son soutien au Gouvernement Intérimaire dans son ensemble.
Un taux de criminalité en baisse malgré les apparences
Au début du Forum de la Amcham, nous avons noté l’exaspération de nombreux participants concernant la situation actuelle, une atmosphère qui aurait pu présager d’un Forum tendu et même houleux. Mais dans un brillant exposé, clair, précis et ouvert, le Ministre de la Justice, Me Bernard Gousse a su comment désamorcer la tension qui prévalait dans la salle du Montana. Après une rapide présentation du bilan de son Ministère en matière de sécurité publique pendant les six derniers mois, Me Gousse a indiqué que le budget de la police sera doublé grâce au lobbying de la société civile. Cela permettra, selon lui, de combattre l’insécurité tout en continuant la réforme de la police.
Il a toutefois indiqué que l’amélioration dans le combat contre l’insécurité ne pourra être que mesurée vu le peu de moyens dont dispose la police : « nous n’avons pas eu l’opportunité, comme dans une entreprise, de fermer la PNH pour restructuration. Il faut combattre l’insécurité tout en réformant la police. C’est comme si on vous donnait une voiture pour aller au Cap : il faut y aller en tenant le volant d’une main et, de l’autre, réparer la panne sous le capot. C’est une situation difficile que nous assumons et nous irons quand même au Cap », a indiqué le ministre dans une métaphore explicite. Il a indiqué que le déploiement des policiers à travers la capitale avait été effectué mais demeure problématique au niveau national : dans le département de l’Artibonite, par exemple, qui comprend un million d’habitants, il n’y a un effectif que de 330 policiers, a-t-il indiqué.
Il a aussi souligné que malgré les apparences, le taux de criminalité a baissé depuis juillet. « Nous avons résolu de nombreux cas comme ceux du Directeur d’Air France, du Pasteur Lovensky Berthomieux, du policier Manigat ou des incendies à Port-au-Prince. Nous avons embrassé la bête à bras le corps de façon à la terrasser et nous allons continuer à le faire », dixit, Bernard Gousse, qui souligne que le dicton populaire qui voulait que « l’enquête se poursuit » indéfiniment, n’est plus de mise aujourd’hui. Le ministre a également pris en exemple la différence qui existe entre la perception des gens sur la criminalité et les faits.
Si entre mars et septembre, 791 véhicules ont été volés, il faut constater aussi la courbe descendante de ces vols : selon lui, en mars et mai entre 140 et 150 véhicules étaient volés chaque mois, en juin et juillet, ce chiffre est passé à 100, en août à 80 et en septembre à 50. D’autre part, 308 véhicules ont été retrouvés grâce à la vigilance de la police. De même, en matière de kidnappings, en mai, 20 cas ont été enregistrés. La police, à travers l’Opération « C’est assez », a réduit ces cas à 10 en juillet et respectivement pour les mois d’août et de septembre à 4 et 3. D’autre part, certaines personnes ont été libérées avant le paiement des rançons et 233 associations de malfaiteurs démantelées depuis le mois de mars.
Me Gousse a également souligné pour l’assistance que les kidnappeurs cherchaient souvent la complicité des autorités judiciaires ou étatiques mais que tous les juges ou policiers complices ont été arrêtés. Enfin, il a révélé que la PNH travaillait avec la Téléco sur un numéro de téléphone à trois chiffres, semblable au 911 aux Etats-Unis, pour aider la population en cas d’alerte.
« Depuis le 30 septembre, on attaque tout ce qui peut ressembler à la normalité sociale. Nous demandons à ceux qui sont prêts à nous taxer d’Etat criminel, de gagner en cohérence en nous aidant davantage dans cette nécessité urgente de nous armer et de nous équiper » (Bernard Gousse, Ministre de la Justice)
Au moment où nous écrivons cet article, Vision 2000 vient d’indiquer que des dizaines de magasins ont été attaqués au bas de la ville et de nombreux tirs sont entendus à travers la capitale, notamment au bas de la ville et à Delmas. Une situation qui a porté le Ministre de la Justice a déclaré hier que les événements qui se développent depuis le 30 septembre constitue une nouvelle donne : « on assiste à des attaques qui ne sont pas du simple banditisme mais des actions concertées et planifiées. Les commerces sont pillés et les bâtiments publics sont menacés, notamment les bâtiments judiciaires. Ces menaces ne visent pas le Gouvernement en particulier mais toute la société. On attaque tout ce qui peut ressembler à la normalité sociale et ce que nous vivons aujourd’hui nous rappelle les journées noires de février dernier ».
Selon Me Gousse, la police est actuellement utilisée à l’extrême de ses limites et les mêmes hommes sont sur le feu quasiment 24h sur 24. La police reçoit des appels journaliers et son temps de réponse est de plus en plus court, selon le Garde des Sceaux qui a martelé que « la police n’agira pas seulement contre les exécutants mais contre tous les organisateurs (de cette flambée de violence) et elle le fera, ainsi que ses dirigeants, avec énergie et détermination contre qui que ce soit (impliqué dans ces actes) quelque fut leur dignité passée ou la trahison qu’ils font du poste qu’ils ont occupé », faisant certainement allusion à l’arrestation récente des trois sénateurs contestés lavalassiens, Yvon Feuillé, Gérald Gilles et Ruddy Hériveaux samedi dernier dans les locaux de Radio Caraïbes.
Pour lutter contre cette vague de violence orchestrée, Me Gousse a indiqué que son Ministère était en train de mettre en place ce qui n’existait pas auparavant au sein de cette institution : une direction générale de la Sécurité Publique pouvant mener des études, des enquêtes, faire des évaluations et effectuer des planifications stratégiques. Ce sera une cellule de réflexion sur la criminalité nationale et même internationale, a-t-il révélé.
En matière de coopération internationale, sur qui peut compter le ministère de la Justice ? « Je dirai qu’on ne peut pas nous demander de monter sur un ring et de nous battre contre quelqu’un qui a les mains libres et un fusil dans chaque main, alors que nous sommes dans ce ring avec une main cachée derrière le dos et l’autre désarmée. Ceci n’est pas loyal et nous ne pouvons l’accepter. Nous demandons à ceux qui sont prêts à nous taxer d’Etat criminel, de gagner en cohérence en nous aidant davantage dans cette nécessité urgente de nous armer et de nous équiper », a déclaré le Ministre de la Justice, en faisant implicitement référence au dernier communiqué du Département d’Etat américain. Ses propos ont été fortement applaudis par l’assistance.
« En me faisant le porte parole d’Haïti mais également des autres pays d’Amérique latine, je poserai la question suivante ; quelle est cette coopération internationale en matière de sécurité où nous recevons plus de criminels que d’armes ? La question des déportés est une question qui mérite d’être posée », a-t-il poursuivi sous les applaudissements du public. « Nous savons que les meilleures intentions existent pour nous sortir de cette situation mais nous demandons que les moyens nous soient donnés pour que la lutte contre la criminalité ne soit pas inégale ». Dans ce sens, Me Gousse a annoncé la conclusion d’un accord de coopération, signé à la mi-août, pour l’entraînement des unités spéciales de la police telles que les CIMO et le SWAT Team. Il aurait reçu l’assurance du gouvernement américain que, vu l’urgence de la situation, les instructeurs et les armes rentreront dans les prochains jours.
Enfin concernant la coopération avec la MINUSTAH, le ministre a salué la compréhension de M. Valdès qui a compris l’acuité du problème dès son arrivée. « Nous comprenons que la MINUSTAH n’a pas l’effectif nécessaire en matière de maintien de l’ordre et que pour investir un lieu il faille préparer un plan mais en matière de maintien de l’ordre, le feu s’élève là où on ne l’attend pas. On se prépare à investir une cache d’armes qui se trouve dans un lieu X alors qu’une attaque se prépare de l’autre côté de la ville » a déclaré Me Gousse qui a espéré que la collaboration avec la MINUSTAH deviendra chaque jour plus étroite et les mécanismes de réponse de la MINUSTAH plus souples. Car, a-t-il averti, « le chimère n’attendra pas trois mois pour recharger son arme ni le violeur pour déshabiller sa proie ». Le Forum de la Amcham a été clôturé suite à un débat très animé entre le public, le Ministre de la Justice et le Lieutenant Général Heleno Pereira de la MINUSTAH.
Texte et Photos de Nancy Roc
Le 6 octobre 2004
[1] Journaliste